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Gaston Lachaise, 1933, Dynamo Mother,

Figuration de la puissance de l'industrie américaine.

 

 

Article publié en 1999 dans le n° 23, volume 2 de la revue “Anthropologie Sociale” du laboratoire d’anthropologie sociale de l’université Laval à Québec.

 

Entre archaïsme et modernité

Comment penser ces grands craquements que nous pressentons en cette fin de millénaire ? Comment distinguer les repères qui permettent de spécifier les grandes orientations d’un monde en plein remaniement ?

La question peut se formuler en demandant : à quoi notre époque se compare-t-elle, à quoi fait-elle écho ? L’ampleur de la mutation industrielle qui depuis trois siècles a dépeuplé les campagnes pour remplir les usines, ne nous semble rapportable qu’à une seule autre transition majeure qui a signé l’entrée de l’humanité dans le temps de l’Histoire : la Révolution néolithique, qui en quelques millénaires par la diffusion de l’agriculture et la sédentarisation corrélative des nomades en paysans a engendré la naissance des villes et des cultes antiques.

Vénus de Lespugue, Découverte en 1922 en France
Paléolithique supérieur, -25000 ans.

 

Avec Gilbert Simondon (Simondon, 1969, page 162 et sq), suivons à grands traits l’humanité néolithique qui émergeant d’un monde magique et indifférencié, non-objectivé, distingue le religieux du technique, la pensée de l’action, la prière du travail, le “ oro et lavoro ” des Bénédictins. Cette différentiation initiale d’avec le grand Tout de la pensée magique mute en Occident après Leibniz, quand le questionnement de la Nature remplace le questionnement du Texte. Le religieux cède alors à la science son statut référentiel tandis que l’artisanat devient industrie. Ce faisant, la subjectivité que la transcendance religieuse prenait en charge en situant l’homme entre une Terre et un Ciel ligaturés par la Substance unique des deux Natures du Dieu-Homme est reprise par l’immanence d’un Moi romantique écartelé entre Sublime et déréliction. Corrélativement, le monde de la pensée se scinde entre Naturwißenschaften (sciences de la nature, ou exactes) et Geisteswißenschaften (sciences de l’esprit, ou humaines), césure qui est encore la nôtre.

C’est selon nous cette coupure épistémologique qui arrive à échéance, échéance à laquelle l’arraisonnement inédit de la subjectivité par les images numériques sur une échelle planétaire fait écho. De fait, ces images numériques portées par les nouvelles possibilités technoindustrielles sont désormais capables d’invalider cet étalon de la vérité scientifique, cette rétine du savant qu’était depuis 1850 l’image photographique. L’image que l’artiste créait selon les canons des Beaux-Arts et que la Vérité de l’objectif photographique avait évincés, se “ libère ” sous nos yeux fascinés, de la vérité scientifique pour investir le registre du fantastique sur une échelle inouïe.

Nous assistons à une dissociation historique, massive et mondiale entre Image et Vérité. Désormais, les images vivent leur vie, porteuses de tous les fantasmes : l’ultramodernité montre sa face archaïque sous l’espèce d’une pensée magique charriée par les torrents d’images numérisées diffusés mondialement par satellites et autres réseaux. C’est la différenciation archaïque, opérée au néolithique entre technique et religieux qui est actuellement remise en cause. Cette indifférenciation massive de l’humanité globalisée est porteuse du meilleur comme du pire à des échelles inédites, du massacre nazi industrialisé à la conquête de la lune. L’humanité change de peau, de phase, comme l’huile et l’œuf deviennent mayonnaise, elle mute et l’apprentissage des limites nouvelles de ces espaces où elle est désormais conduite à se mouvoir, ne peut échapper à la représentation de son effective destruction désormais possible.

Pierre Legendre (Legendre, 1994) nous apprend que l’institutionnalisation de cet interdit passe par l’emblématisation de la négativité : représenter ce qui ne doit pas se faire est la seule manière de signifier aux humains la limite qui rend la vie vivablei. Le crime contre l’humanité qui a récemment fait son entrée sur la scène du Droit après s’être manifesté dans l’Histoire, est un exemple d’une tentative de penser ces nouvelles situations.

Si, comme le note Gilbert Hottois, (Hottois, 1987, page 65) le néolithique a marqué l’entrée de l’Humanité dans la temporalité historique, la mutation en cours porte la potentialité de la sortie de l’Humanité de ce temps humanisé, par sa disparition physique ou sa mutation vers une sorte d’insecte appareillé par la technique dont les totalitarismes, innovation politique née avec le XXe siècle, nous ont donné un avant-goût.

Si le pire n’est pas certain, le seul remède face à la barbarisation engendrée par l’aveuglement fasciné devant l’image et l’action découplée de toute finalité humanisée est la reconquête d’une posture réflexive qui consiste à tenter de penser ces situations inédites.

Dans cette voie, remarquons que cette fusion inédite des deux registres différenciés depuis le néolithique trouve son corollaire dans le champ de la pensée avec la résorption de cette coupure épistémologique qui cisaille l’Être de l’Occident depuis trois siècles. Cette cicatrisation en cours est visible, nous semble-t-il, dans l’émergence depuis chacun des versants de la coupure épistémologique (sciences exactes et sciences humaines), de pensées qui ont pour commun dénominateur de poser l’a priori de la nécessité d’un Tiers Terme entre l'Homme, et le Monde et l'Homme, faisant ainsi le deuil d’une appréhension immédiate du monde qui est le rêve ensauvagé de la science objective. En posant cet a priori d’un Tiers Terme, lieu garant de l'arrimage des mots aux choses, du nom au corps, de la matière à son apparaître, ces pensées du Tiers signalent le retour d’une sémantique des formesii occultée depuis trois siècles au profit d’une physique de la matière (Petitot, 1989, p. 717).

Sur le versant des Geisteswißenschaften, Pierre Legendre en fondant l’Anthropologie du Dogme, reprend l’héritage freudien là où il a été délaissé et recentre l’anthropologie autour du principe totémique, de la figuration institutionnelle du principe généalogique. Le Temps de l’homme, c’est-à-dire une civilisation conçue comme un vaisseau apte à naviguer sur le flot des générations, pour persévérer dans son être ne peut éviter de symboliser l’origine et la fin qui est pour chacun et pour le groupe l’horizon de la parole, l’arrêt des mots. Cette fonction est assurée par les emblèmes du pouvoir, qu’il soient économiques, politiques ou religieux, qui totémisent à l’usage de chacun de ceux qui s’en réclament cet indicible de l’origine. Ce totem est aussi le joug, le lien qui sépare les figures parentales institutionnellesiii : le Principe à l’origine de et figurant l’origine pour tous les représentants d’une civilisation.

En exhumant les structures qui ont façonné entre les XIe et XIIIe siècles la civilisation qui reste la nôtre, Legendre nous permet de penser l’industrie dans sa filiation symbolique. Il nous restitue ainsi une perspective historique en rupture avec l’oubli de nos origines qui a permis à notre monde de se penser surhumain, libre de toute créance ancestrale et corrélativement légitimé à imposer aux Autres la conception inédite d’un Moi tout puissant hors comput généalogique, délié de toute dette intergénérationelle. Réinstituer une finalité à un ordre industriel à l’œuvre en dehors de l’homme, nous restituant ainsi notre commune humanité, passe par le renoncement à ce fantasme sauvage de puissance pure que la coupure d’avec un passé historique a institué.

Sur le versant des Naturwißenschaften, René Thom déclare qu’il est temps de réinvestir par une pensée réflexive mathématisée la dimension de l’espace et du temps propre au vivant parlant. Les sciences modernes en investissant l’infiniment grand et l’infiniment petit ont laissé en jachère la dimension du corps humain, l’espace et le temps qui font la vie des hommes comme si, devant ces échelles de temps et d’espace du Big Bang ou des particules élémentaires, les repères que les cultures historiques ont façonnés étaient devenus obsolètes.

Les Hommes Nouveaux de l’Est, les Hommes Libres de l’Ouest et les Surhommes nazis tombés dans la fosse à l’épicentre de la fracture ont montré au XXe siècle les dangers d’une rupture d’avec les filiations historiques engendrée par l’hypostase d’une Vérité scientifique. Le moment est venu de renouer avec un patrimoine ancestral qui permet à l’homme de se fonder en Raison en mettant son présent en résonance avec une mémoire pour lui permettre de penser un futur. Si le refoulement de la subjectivité et de l’ancestralité opéré depuis trois siècles a permis cet arraisonnement du monde et de lui-même par l’homme industrialiste, la face obscure des Lumières en sortant de l’ombre en a montré les limites.

Cette réconciliation est plausible en remarquant que, de la même manière que le calcul infinitésimal fut le moyen de mathématiser les spéculations sur l'infini que les traditions religieuses prenaient en charge, la morphodynamique thomienne permet une géométrisation du sens qui peut se lire comme la reprise mathématisée de cette ligature que le christianisme opérait par la tradition picturale de la représentation de l'âme incarnée. Ce faisant, Thom ouvre le champ inouï –– et les résistances de la communauté scientifique sont la preuve a contrario de sa pertinence–– d’une approche heuristique de la réalité au nom des mathématiques. Il développe la métaphore mathématisée capable de raffiner l’intuition, d’élargir la puissance de la subjectivité au nom de la science, cette même subjectivité dont le refoulement à constitué le socle duquel a émergé la science objectivante. Ce faisant, il développe une approche esthétiqueiv de la réalité fondée sur une représentation géométrisée du sens, rétablissant au nom des mathématiques, le lien entre le mot et la chose, la matière et son apparaître, résorbant ainsi la coupure épistémologique qui règne depuis le XVIe siècle.

De cette façon, les travaux de René Thom et de Pierre Legendre permettent, sans renoncer aux critères de véracité élaborés depuis trois siècles, de réinvestir raisonnablement la subjectivité. Penser la métabolisation institutionnelle du “ creuset délirant qui fonde la Raison ” est l’ambition des travaux de Pierre Legendre tandis que René Thom (Thom, 1991, p.62), en posant l’insignifiant, le continu, l’indifférencié, les nombres réels à l’origine du sens, du discontinu, du différencié, des nombres entiers, poursuit dans sa discipline un chemin parallèle qui permet de penser mathématiquement la langue naturelle, rétablissant un lien organique entre pensée spéculative et pensée mathématique.

Comme le formule Jean Petitot (Petitot, 1977, p. 437), “ la grande conséquence de cette affinité des mathématiques modernes avec une langue naturelle pourrait être la rupture de cette alliance historique entre sciences exactes et mathématiques, laissant aux technologies informatiques le soin d’accomplir cette tâche, afin de déplacer l’objectif propre des mathématiques vers la refondation des rapports avec la réalité. ”

Ainsi, les mathématiciens, placés par le déferlement technologique informatisé dans une situation analogue à celle des artistes vis-à-vis de la photographie au XIXe siècle, inventent une parade comparable : là où les artiste se sont réfugiés dans la représentation du visuel de la subjectivité et de l’abstrait, laissant la visibilité du réel à la photographie, les mathématiciens laissent aux informaticiens les sciences exactes pour faire alliance avec les philosophes. Ces recompositions dans le champ de la pensée font écho à cette rupture entre image et vérité qui accompagne la globalisation mondiale mentionnée plus haut et signalent des remaniements généralisés en cours dans tous les champs de l’activité humaine.

Cette “ nouvelle alliance ” repérable entre Natur- et Geisteswißenschaften n’est pas le moindre de ces remaniements qui, en délimitant le champ des “ Sciences du Tiers ” fonde un nouvel idéalisme transcendantal et délimite corrélativement une nouvelle coupure épistémologique en se situant délibérément en dehors des “ Sciences du Tiers Exclu ”, de ces sciences de l’Immanence sans extériorité et vouées à l’efficiency que sont les Social & Behavioral Sciences, la médecine technique, l’ingénierie biomoléculaire ou la Big Science aux budgets astronomiques, toutes trop occupées à gérer leur succès politiques pour questionner le sens de leur action.


 

i “ La République, objet sacré de tous nos voeux (...) doit faire disparaître, avec les signes de la royauté ceux d’une tyrannie plus sombre et plus farouche, mais heureusement, par sa nature même plus chancelante et plus précaire, qui semblait avoir pris la guillotine pour étendard ”. (Cabanis, 1956, p.503) cité par (Arasse, 1982, p.126). Les signes et les étendards auxquels Cabanis fait ici allusion, sont ce que Legendre désigne par “ emblème ”.

ii “ L’origine des formes ”, titre du numéro 305 de la revue La Recherche daté de janvier 1998 témoigne de l’actualité de ces préoccupations.

iii Durant les siècles théologiens, cette fonction opérait “ à ciel ouvert ” par le moyen des représentations religieuses de la Mère Sainte et Vierge et du Dieu-Homme crucifié. Pour nous, la fonction est restée même si les emblèmes sont fragmentés entre les champs politique, économique, scientifique, etc.

iv Esthétique s’oppose ici à Analytique

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Arasse D., 1982, “ La guillotine ou l’inimaginable, effet d’une simple mécanique ”, Revue des Sciences humaines, Lille III, LVIII, 186-187 : 123-144.

Cabanis P.-J.-G., 1956, “ Note sur l’opinion de MM. Oelsner et Soemmering et du citoyen Sue, touchant le supplice de la guillotine ”, Œuvre philosophique, II, Paris. La Note... est publiée à Paris en l’an IV.

Hottois G., 1987, “ Technolangue et technophobie philosophique ” : 59-73, in L. Couloubaritsis et G. Hottois (éditeurs), Penser l’informatique, informatiser la pensée, Mélanges offerts à André Robinet. Bruxelles, Edition de l’Université de Bruxelles.

Legendre P., 1994, Leçon III, Etude sur l’institution des images. Paris, Fayard.

Petitot J., 1977, “ Locale/globale ” : 429-490, in Enciclopedia Einaudi. Volume VIII. Torino, Einaudi Editore, traduit de l’italien.

Petitot J., 1989, “ Forme ” : 712-728, in Encyclopaedia Universalis, Volume IX. Paris, Encyclopaedia Universalis.

Simondon G., 1969, Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier-Montaigne.

Thom R., 1991, Prédire n’est pas expliquer. Paris, Flammarion.

 

Tag(s) : #Erudition Français
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